LE BLANC COMME PRÉTEXTE
Femando Verdugo
Parmi les gammes chromatiques que l’on retrouve dans certaines architectures et qui sont celles qui prédominent dans mon oeuvre de ces demières années, c’est sans aucun doute la totalité expressive du blanc qui a pris le devant de la scène. C’est plus par hasard que d’une façon délibérée que ma démarche est allée au diaphane . Ainsi , beaucoup de mes images ont été marquées par la puissance du blanc. Cette justification du blanc sur blanc, son témoignage en tant que mystère de ma propre évolution picturale liée aux architectures du Sud, ce que j’appelle mon « inconscient sévillan », souligne de nouveau la présence centrale du mur dans ma mémoire, la persistance de ce que certains critiques ont qualifié de « peau picturale » de Verdugo, transmuée maintenant en matière a l’état pur.
De là mon identification avec la surface blanche en tant qu’univers de réflexion sur le temps, le vide et les empreintes subtiles des êtres. Le blanc c’est le silence, le néant où tout a été et oú tout est encore possible. Le blanc a symbolisé de tous temps l’universalité , la synthese des contraires. Pour les mystiques, il reflète le vide, la méditation, la réflexion. J’éprouve une certaine quiétude à travailler le magma blanc primordial , c’est la lumiere de mes origines, le sud, là où le blanc et ses ombres sont partie intégrante de mon inconscient et de mon registre d’images, ce que j’appelle la mémoire de la chaux.
J’ai souvent dit que je cherche a dépouiller mes oeuvres de tout ce qu’il y a d’anecdotique, pour que nous éclaire l’essentiel. Cette cartographie du blanc, ses métamorphoses, ses élans du geste immédiat , son orographie toute en incisions et en crevasses, sont les empreintes, quasi fantasmagoriques , de la silhouette humaine plaignante dans la sécheresse du vide, la grande synthese du dépouillement. Peu a peu ces murs, de plus en plus intériorisés, deviennent des abstractions dans lesquelles les différentes nuances du blanc et les diverses textures finissent d’envahir entierement l’espace.
Malevitch affirmait qu’une oeuvre se perpétue dans le temps non par ce qu’elle représente mais plutôt par sa « pure sensibilité plastique ». « La vraie valeur, celle qui perdure, stable et authentique , c’est la sensibilité exprimée. Le blanc sur blanc, la pureté maximale, là est l’essence de l’art, le maximum, l’art total ».
Ma motivation première, il y a presque vingt ans de cela, lorsque j’entrepris la série Sevilla, tire sa source essentielle d’un dialogue intérieur avec la nostalgie de l’immensité de lumiere des humbles murs andalous de mon enfance. Les ombres du mythe de la caveme de Platon n’ont de sens que si elles prennent corps sur un plan horizontal au blanc aveuglant. Ma mémoire de la chaux, sous cette optique, c’est l’affirmation et la façon de contempler le monde. La chaux humble, le blanc lumineux , opposés aux grands combats de l’homme. Le dépouillement primitif et pacifique confronté aux notions de pouvoir , de forces de conquête et d’agression.
Le blanc aussi du tableau qui n’est pas encore. Affronter la surface vide, celle qui réfracte le plus la lumière et qui matérialise, pour l’artiste qui se penche sur le vide d’une surface vierge sur laquelle il s’apprete a agir, le vertige binaire succès-échec . Mon enjeu c’est de poursuivre, depuis la matière (sans abandonner pour autant cette symbolisation du néant ou du tout) ma longue réflexion sur le temps et sur le vide.
Dans mes premiers travaux de la série Sevilla, je n’ai pas consciemment réfléchi sur les significations du blanc (c’est la chaux qui configure mes souvenirs et qui envahit l’espace pictural). Je n’imaginais guère davantage les possibilités infinies qui allaient s’offrir à moi. Le blanc continua d’avoir le beau rôle dans mes séries « Signes sur le mur », « Architectures » et « Certaines nuances du blanc », et qui n’était pas une référence explicite à Malévitch mais plutôt le reflet d’une ambition , celle d’atteindre à une écriture « blanche » et qui consistait a inciser sur de la matière blanche des textes écrits par ma femrne, l’écrivaine Lourdes Ventura, dans le but avoué de modifier un vieil axiome de l’écriture, celui qui dit « c’est écrit noir sur blanc ». Puis, j ‘ai fait les séries « Le fil d ‘Ariane » et « Barragán » (un hommage aux architectures et aux gestes chromatiques de Luis Barragán, qui a abouti, entre autres gammes, à un tableau réalisé avec du blanc et de l’acier).
Finalement , le blanc amène à des insinuations de glacis transparents. Grâce a lui, je parviens à exprimer, dans la série que je suis en train de produire, la douleur et la dignité melées, ce sentiment palpable chez les Somaliennes qui ont dû fuir leur pays, ce que j’appelle les madonnas saisies par l’objectif du photographe Fazal Sheikh, qui lancent un regard empreint d’humanité et de force dans la désolation d’un camp de réfugiés au Kenya. Ces oeuvres sont une interaction entre les travaux à matrice numérique (les impressions numériques sont devenues l’un de mes domaines de recherche depuis quelques années déjà) et mes surfaces matiériques. La forme humaine a été, jusqu’ici, très rarement présente, de façon explicite, dans mes réflexions sur le mur. Ces mères douloureuses surgissent ici, tel un appel pressant pour combattre l’indifférence du premier monde envers un continent entier, l’Afrique. Son espace anéanti, je le vois blanc, calciné, desséché. C’est une couleur blanche qui sert aussi a prendre ses distances par rapport au pathos émotionnel, de la meme façon que j ‘amène a la transparence les images subtiles saisies par Fazal Sheikh , afin que le surplus de drame, qui fait si peur à l’Occident, puisse être assimilé à travers la distance picturale et la beauté inhérente a ces madones qui semblent guetter notre regard et notre implication dans le drame en elles subi. Usant de la liberté de « l’appropriationnisme », j ‘ai accentué au possible, grace aux techniques numériques , leur évanescence, en les juxtaposant à une terre blanche craquelée, en les confrontant aux surfaces matiériques de mes travaux. J’ai symbolisé, ainsi, en un même espace, la viduité et la désolation des victimes premières de la mondialisation, acculées par l’indifférence occidentale, par les famines et par les sécheresses épouvantables de la Terre.